Les pilleurs de temps

C’est dans un cours universitaire que l’un de mes projets m’a amené à repérer une problématique sociologique dans le monde du travail. Même si ce travail date déjà de 2014, je m’aperçois à quel point j’avais mis le doigt sur un phénomène en pleine émergence. Puisque c’est plus que jamais d’actualité, laissez-moi vous en faire un bref résumé :

Depuis quelques années, Internet et les courriers électroniques sont devenus disponibles à tout employé ayant accès à la technologie à son travail. Pour la génération actuelle des jeunes professionnels, cette réalité est d’autant plus vraie que l’utilisation de l’ordinateur est devenue un outil indispensable. L’arrivée des connexions sans fil et de la messagerie texte à partir d’un ordinateur de poche sont certes des manières de rendre plus productifs les employés, mais comporte également un risque accru d’oisiveté au travail; la cyberdéviance.

Le clavardage, la visite de sites humoristiques ou des réseaux sociaux, l’échange de courriels personnels et le visionnement de vidéos constituent autant d’exemples par lesquels l’employé peut voler du temps de travail rémunéré à l’employeur. Cette forme de présentéisme contemplatif, aussi nommé « absentéisme moral », peut nuire au rendement des employés. De ce fait, certains employeurs ont mis en place différents moyens de surveillance à l’égard de leurs employés afin de vérifier si ceux-ci abusent de l’utilisation d’Internet et des courriels à des fins personnelles. C’est ainsi que dans certains cas extrêmes, un employeur pourrait justifier de congédier un employé délinquant.

Il est toutefois important de distinguer la cyberdéviance légère, aussi nommée cyberflânerie, de celle qui suscite davantage la désapprobation sociale et qui, sous certaines conditions, peut être illégale. Ainsi, lorsqu’un travailleur consulte ou envoie des courriels personnels ou encore lorsqu’il se laisse tenter, pendant son temps de travail, par des sites ludiques (jeux, voyages, réseaux sociaux, etc.) ou utilitaires (transaction bancaire, magasinage en ligne, météo, etc.), il contrevient aux attentes de productivité de l’organisation. Cependant, en cette matière, l’anormalité se veut en quelque sorte la norme puisqu’environ 90 % des travailleurs avouent être des cyberflâneurs.

En contrepartie, certains comportements associés à la cyberdéviance peuvent entraîner des conséquences plus dramatiques, tant pour l’individu que pour l’organisation. Par exemple, certaines personnes se permettent de télécharger illégalement de la musique ou des films, de parier dans des casinos virtuels, de visiter des sites pornographiques ou encore faire de la cyberintimidation sur leur temps de travail. Cette forme plus marquée de cyberdéviance est heureusement moins fréquente, mais touche néanmoins près d’un travailleur sur dix. Celui-ci a beaucoup plus de chance de recevoir l’étiquette de délinquant que le cyberflâneur en raison des normes transgressées, mais également du type spécifique de ces normes (juridiques, morales, culturelles, etc.). La fréquentation de sites pornographiques, par exemple, incite davantage la désapprobation sociale que la fréquentation de Facebook, même si le temps subtilisé à l’employeur est le même.

Même si les organisations ont tendance à condamner ce comportement, de quelque nature qu’il soit, certaines recherches révèlent que la cyberflânerie possède plus d’avantages que d’inconvénients pour l’organisation. Ainsi, les cyberflâneurs se disent plus satisfaits au travail, plus engagés envers leur organisation et ils avouent que l’utilisation de leur ordinateur à des fins personnelles facilite leur équilibre travail-famille. Ce constat invite donc à un repositionnement des politiques organisationnelles à l’égard du phénomène. Il semble opportun de faire preuve de tolérance à l’égard de la cyberflânerie et de réserver les actions répressives et correctives à la cyberdéviance, qui entraîne des conséquences économiques et légales plus sérieuses pour l’organisation.

J’en conclus que ce phénomène contemporain s’inscrit dans une longue histoire d’un rapport ambigu que l’employé peut entretenir avec le monde du travail. La forme qu’il prend aujourd’hui entre dans la trame sociale que lui offre l’avènement des nouvelles technologies d’information et du brouillage entre les sphères professionnelles et personnelles qu’elles peuvent amener.

 

Joël Delisle

Conseiller en développement professionnel

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